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Mayuko Ishibashi à l’Eglise Américaine

C'est une sorte de mise en abyme que de rapporter la prestation musicale d'une de nos chroniqueuses, Mayuko Ishibashi qui, en plus d'être une pianiste de talent, a été notre envoyée spéciale au Goethe Institut, le 23 septembre 2016,  pour commenter le duo de harpe et de violoncelle qui y était (voir l’article du 7 Octobre 2016 où elle nous transmet ses perceptions synesthétiques : je rêvais d'arabesques de chapeaux colorés quand la musique a “piqué” mon odorat comme ferait de la cuisine épicée). C'était dans le cadre, qui va en s'élargissant, des excursions de saga6t et ces dernières devaient nous amener tôt ou tard à l'Eglise Américaine, dont les concerts du dimanche, tout au long de l'année, font un peu écho à ceux de l'église Saint Merry (voir l'article : "Concert au Nord" du 21 mars 2016) ces deux lieux étant très visités par les mélomanes de la Cité Universitaire.

Née le 4 janvier 1986 à Sendai (Nord du Japon) où elle retourne fréquemment pour des récitals, Mayuko Ishibashi est devenue une pianiste très parisienne  –  diplômée de l'Ecole Normale de Musique de Paris et aussi du Conservatoire à Rayonnement Régional de Paris  –  qui pratique également l'orgue, le clavecin et le clavicorde. Elle est aussi accompagnatrice au piano et enseignante. Pour ce concert du dimanche 5 novembre dernier à l'Eglise Américaine, notre concertiste avait échangé ses habituelles robes bleues contre un tissu aux couleurs plus chaudes, pour présenter ce programme très intéressant où s'exprimait un conflit entre les modes majeur et mineur. Le mineur dominant au moins dans le dernier morceau a été in fine un peu contrebalancée par le choix du bis (un des bis), le morceau de piano le plus connu du grand public : la marche turque de Mozart, plus que majeur puisque martial et qui, à l'époque de sa composition à la fin du 18ème siècle, a été considérée comme orientale (à Vienne la Sublime Porte était celle d'à coté) alors que de nos jours elle sonne aussi viennoise que la Marche de Radetzky

Mais en dehors des questions harmoniques, le fait majeur est que par ce choix très personnel de morceaux rarement associés, ce dimanche 5 novembre Mayuko Ishibashi nous a emmené faire un beau voyage, ainsi qu’elle l’a expliqué dans son article “C’est ce que doit être un concert : un voyage, une évasion, car là où nous sommes, nous vivons dans le chaos et travaillons continuellement tout en rêvant de liberté que nous pouvons finalement atteindre en trouvant deux heures pour aller au concert. Mais la musique a le pouvoir magique de changer ces deux heures en dizaines d’heures de voyage...” Beau voyage donc, et aussi beau concert dont tous les morceaux étaient exécutés de mémoire, laissant toute la concentration au service de l’interprétation.

Le voyage a commencé avec les Trois Préludes de Gershwin, un choix somme toute logique pour l’Eglise Américaine. Tout le monde connaît George Gershwin, le créateur du jazz symphonique, mais on sait moins qu’il était un grand amateur de la musique moderne française et notamment de Claude Debussy, comme par d’ailleurs aussi d’Alban Berg. Les Trois préludes sont de courtes pièces pour piano jouées pour la première fois par le compositeur en 1926 à New York. Chacun d’entre eux est un échantillon de la musique américaine du début du vingtième siècle, influencée par le jazz. Dès le début du premier prélude on reconnaît tout de suite le style de Gershwin avec justement  ce fort sentiment jazzy, introduit par un motif blues à cinq notes, le thème principal. La pianiste se lance alors dans une interprétation très dynamique, presque sportive, faisant cascader les rythmes en syncopes donnant in fine l’impression d'une fantaisie. Le deuxième prélude commence par une mélodie triste au-dessus d'une basse continue, mais tout change, le tempo, le rythme, le thème, avec la dualité de la gamme blues causant un conflit entre majeur et mineur, effet qui se prolonge dans le troisième prélude, ce qui demande une grande sûreté d’exécution.

L’étape suivante fut marquée par les Images de Claude Debussy, deux séries de trois pièces pour piano. Nous avons entendu la deuxième série qui se compose des titres suivants : Cloches à travers les feuilles (mélancolie diffuse) ; Et la lune descend sur le temple qui fut ; Poissons d'or. Ces morceaux ont été interprétés par de nombre de grands pianistes et Mayuko Ishibashi nous offre ici un nouvel angle d'écoute qui, au-delà des images fugitives, désorientera un peu les amateurs de Gershwin.

Après cela ce fut la sonate pour piano Alban Berg, une oeuvre de jeunesse puisqu’il avait vingt-cinq ans lorsqu’elle a  été publiée en 1910. Elle a la particularité de ne posséder qu’un seul mouvement, de dix minutes environ. Bien que ce court morceau soit centré autour de la tonalité si mineur, le recours au chromatisme donne une sensation d'instabilité qui conduit à la l’élimination de la dimension tonale, cette particularité le rapproche des morceaux précédents en ajoutant un effet hypnotique obsédant apporté par l’interprétation.

Pour continuer le voyage à travers ces paysages très variés, nous arrivons aux Deux Danses roumaines de Bartok (à surtout ne pas confondre avec les Six Danses populaires roumaines pour orchestre) qui offrent un excellent exemple de ce qu’on appelle le  folklore imaginaire de Bartok. Il s'agit là de deux pièces très élaborées, crées en 1910 à Paris  Ce sont des pièces très rapides et difficiles (pour faire le lien avec Liszt, on pourrait peut-être les rapprocher de la Rhapsodie hongroise n° 1) servies par une interprétation précise et rythmée, avec un martellement vigoureux et résonnant. Voir l’artiste à l’oeuvre permet de mesurer le degré d’investissement physique que requiert l’interprétation et la pianiste, pour arriver à la pression exacte au bout des doigts, utilise son corps tout entier qui, comme une liane serpentine, donne l’impression qu’il va s’enrouler autour du clavier.

Pour arriver au terme du voyage, nous avons eu la Sonate pour piano, S.178 en si mineur Franz Liszt (connu pour être synesthète) qui est une œuvre pour piano seul et seule sonate du compositeur, un morceau d’envergure remarquable qui renouvela le genre et fut dédiée à Robert Schumann, c’est-à-dire à la musique romantique. Il constitue en quelque sorte, pour rester dans les correspondances sensorielles mentionnées précédemment, le plat de résistance de ce concert. On y retrouve aussi une dualité, car cette sonate obéit au modèle de la forme à deux thèmes. Mais elle est aussi une demi-heure de grande complexité technique. Notre concertiste avait, comme une sportive, ménagé son souffle pour cette dernière ligne droite et y a mis, comme on dit, le paquet avec un jeu subtil, ajoutant à un sentiment profondément tragique, presque solennel, une sorte de frénésie, un jaillissement inondant et résonnant, avec, en même temps, une retenue dans l’expression qui y ajoutait un charme indéfinissable.

Nous avons noté ça et là au sein du public qui remplissait cette grande salle la présence de quelques habitués de la Cité universitaire, malheureusement pas assez nombreux à notre goût. Mais que les mélomanes pantouflards de la Cité se rassurent, ils auront la possibilité de se rattraper et d’applaudir Mayuko Ishibashi sans avoir à faire de grands efforts, car son prochain récital parisien aura lieu à la Maison du Japon, le samedi 20 janvier.

Mayuko Ishibashi à l’Eglise Américaine

PROGRAMME DU 5 NOVEMBRE
George Gershwin Trois Préludes
1. Allegro ben ritmato e deciso
2. Andante con moto
3. Agitato

Claude Debussy Images, 2ème série
Cloches à travers les feuilles
Et la lune descend sur le temple qui fut
Poissons d'or

Alban Berg Sonate op.1

Bela Bartok Deux danses roumaines, op.8a

Franz Liszt sonate en si mineur, S.178
1. Lento assai - Allegro energico - Grandioso
2. Grandioso - Recitativo
3. Andante sostenuto - Quasi adagio

BIS
Un Rêve d'amour de Liszt
Le dernier mouvement de la Sonate pour piano n° 11 de Mozart, le Rondo alla Turca
Une Nocturne de Chopin

Frédéric Sausse

Tag(s) : #Article de presse
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