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De Chevilly-Larue à l'Imbabura, une ascension vertigineuse

De Chevilly-Larue à l'Imbabura, une ascension vertigineuse

Quel hasard de la vie m'avait fait atterrir dans la prison pour mineures de Chevilly-Larue ?

Ce matin, les yeux encore fermés, je me réveille avec le souvenir d'une scène de mon évasion de Chevilly-Larue. Je suis enfermée dans un grenier, en attente de l'exécution de la dernière partie de mon plan. Debout sur une pile d'ardoise, je regarde par un vasistas la camionnette de la gendarmerie faire des rondes de l'autre côté du mur extérieur, on me cherche. Est-ce ce présent confinement obligatoire qui ramène soudainement le souvenir d'un autre confinement aussi peu désiré? Le décret national de confinement est le seul point commun sur le plan physique et matériel avec cette adolescente, elle aussi détenue par un autre décret, tout aussi arbitraire. M'échapper à nouveau, l'urgence de revivre l'aventure, ce sentiment si éloigné de mon présent !

C'est dit, je pars à la pêche au souvenir. Souvent les prisonniers clament leur innocence, je ne clamais rien tant il était évident que ce n'était qu'une erreur de tri. J'attendais que l'on s'en rende compte. Rien de nouveau dans l'attente et son bon copain l'ennui, mes compagnons de route depuis le jour où ma vie s'était trouvée mêlée au système éducatif. Le décor non plus n'était pas nouveau, la prison de Chevilly-Larue était tenue par un ordre religieux, tout comme la myriade de pensionnats qui jalonnaient mon cursus scolaire. Depuis l’enfance toujours plus régie par la tête que par les émotions, sans doute par obligation de survie, la conséquence d'une idée me fit échouer là et un plan rien moins que machiavélique m'en sortira. Afin d'installer les faits dans un contexte précis et d'éviter la caricature, voici un résumé rapide de l'impulse de départ, un effet domino imparable.

Ma mère « sedotta e abbandonata », pas par un italien, mais le mexicain: Manuel Pinto de Matos qui parvint aussi à lui faire croire à la demande d'un passeport pour l’emmener au Mexique, sans qu'elle n'ait jamais eu à fournir ni photo, ni acte de naissance. Vu la carrière qu’elle s’est taillée ensuite dans la finance, elle était pourtant loin d’être idiote. J’ai survécus à deux tentatives d’avortement (sans doute perte d'un jumeau à la première). Fruit d'un abandon déshonorant,  la seule image qu’elle projeta vers moi fut celle de l’échec, n’en étais-je pas l’incarnation ?  En femme  de devoir elle paya  nourrices et pensions, nombreuses, je n’allais pas faillir à son attente.  J’étais renvoyée de partout.  J’avais survécu au ventre de ma mère, la suite hors d'elle ne pouvait être que cadeau. Dans l'ignorance d‘autres conditions d'existence possible, mon imagination suppléait aux manques et de nature gaie, je vivais bien cette solitude. L'hymne de mon enfance était « dans la vie faut pas s'en faire ». Je connaissais par cœur le refrain et le chantais entre mes sept et dix ans pour sécher les larmes: « tout ça s'arrangera ».

Le vagabondage scolaire était mon affaire, je ne me vivais pas en victime, rôle déjà tenu par ma génitrice. J’avais trouvé une identification dans un conte, une voix joyeuse de femme disait « Je suis le chat qui m’en vais tout seul et nul lieu ne saurait me suffire » J'étais ce chat. A dix sept ans après une fugue pour voir la mer, renvoi du lycée, le dernier. Je me trouve pour la première fois à vivre sous son toit, coincée. Suit une tentative de suicide par une dose maxi d’Imenoctal  et de Gardenal, une trentaine de cachets. C’était le mois des cerises, je me souviens m’être dit en dégustant d'énormes cœurs de pigeon, croquantes et juteuses « On ne vit pas pour des cerises!»

L’ennui n'avait pas d'avenir. Le père de mon (demi) frère suite à un accident de voiture avait souffert d’épilepsie. Mort depuis, les médicaments étaient restés dans la pharmacie. Je les pris avec du jus de pomme pour couvrir leur amertume et perdis connaissance avant de pouvoir les avaler tous. J’avais laissé une lettre tentée humoristique, dont je ne garde que le souvenir d'avoir écrit: «  une fois sous terre à 17 où 80 ans c'est du pareil au même. » Ma mère rentrée à midi au lieu du soir, me trouva inconsciente et appela les secours. Là sans doute elle m’a donné la vie. Après un coma de plusieurs semaines et avoir compris intuitivement à temps qu’il fallait que j’avoue au psychiatre qu’il avait raison, que la cause de mon acte n'était pas l'ennui mais bien comme il le disait, un chagrin d’amour. (Le brave homme soulagé, me montra un dossier prêt pour me faire transférer dans un asile psychiatrique) et je me retrouvais à nouveau à dormir dans le salon de ma mère. Il fallait attendre la prochaine entrée scolaire pour me faire intégré un nouvel internat. Facile de fermer une valise jamais vidée. Deux bruits résonnent encore, celui des clés jetées dans le couloir, glissant sur le plancher, suivit du claquement avec déclic de la serrure de la porte d'entrée. Je savais que jamais je n'actionnerais la sonnette d'entrée pour revenir, la vie pouvait commencer.

Depuis des colonies de vacances j’avais gardé un lien avec la Maison Pour Tous de la rue Mouffetard à Paris. Rencontre d’adultes exceptionnels. Je n'étais plus vraiment seule, ils m'ont aidée et protégée sans contrainte et entourée d'une attention affectueuse. En âge d’avoir un petit copain, une idée me poursuivait (on n’est plus loin de Chevilly-Larue!). À l’époque avoir des rapports prénuptiaux choquait les jeunes filles que je connaissais, aussi je gardais pour moi mon idée autrement plus rebelle. Je croyais en l’amour unique, un homme pour toute la vie, mais pour être sure qu’il m’aimerait vraiment il fallait que je ne sois plus vierge. Je pensais que cela me garantissait d'être aimé seulement pour moi-même non du fait qu'il soit le premier. Certains sont esclaves de leurs émotions, moi c’est de l’irruption de mes idées. Il me fallait à tout prix trouver un dépuceleur! Cela aurait du bien se passer. Le quartier de la Mouff’ était à l’époque un village avec une bienveillance réelle entre ses habitants qui allaient du prolo plus ou moins chômeur au poète certainement bohème, sans oublier les quatre clochards de la place de la contrescarpe. Que faisait ce type parmi nous ? A l’aube, peu après mon dépucelage la police enfonçait sa porte. J’apprenais ensuite qu’il était un OAS nostalgique, s’adonnant au trafique d’armes. Ainsi me retrouvais-je à la prison pour mineures juridiques de Chevilly-Larue.

L'évasion y était le sujet de prédilection des filles autour de moi. Personnellement, je ne pensais pas m’évader puisque j’étais là par erreur, on finirait par s’en rendre compte. Ce que j'entendais de leur plan d'évasion me paraissait totalement farfelu, du domaine du rêve éveillé. Alors simplement par ennui, pour m'occuper l'esprit, je commençais d'en élaborer un que je voulais réaliste. Les prisonnières étaient réparties en plusieurs sections. À l'arrivée, après une entrevue avec une psychologue on était dirigé vers l'une d'elles. Je ne sais pas combien il y en avait, j'ai croisé une fois celle des prostituées mineures, mises derrière les barreaux au lieu d'être recueillies, consolée, etc ! Je ne peux donc parler que de l'organisation de ma section et de sa location à l’intérieur de l'immense bâtiment. La mémoire est étrange. Elle se présente par image, au de là de ses bords, le brouillard. Ainsi Je revois clairement notre salle de travail, la vision de l'instrument de travail est aussi claire que si je l'avais utilisé la veille. Par contre pas la moindre trace du dortoir, de l'agencement des lits, seulement de très hautes fenêtres privées de poignées, aux vitres blanchies sur le tiers du bas. Située au pied des escaliers menant au dortoir, l'entrée de notre section s'ouvrait sur le fond de la salle de travail en tout point identique à une salle de classe. Rangées de bancs et de tables  faisant face à un bureau sur estrade et à un grand tableau noir. Les toilettes se trouvaient dans le fond de la salle juste à côté de la porte d'entrée (détail important par la suite). En continuation de la salle de classe, en enfilade, un réfectoire et après l'avoir traversé, on arrivait sur la droite à une petite cour de récréation. Quelques arbres, au sol du gravier, deux angles de murs de briques, pas très hauts. Les deux autres côtés étaient le bâtiment de quatre étages. Il y avait aussi des toilettes à la cuvette nue et chasse d'eau en hauteur que nous utilisions durant la récréation.

Contrairement à la prison d'adulte où le travail n'est pas obligatoire en préventif, chez les mineurs il était obligatoire dès l'arrivée, avant même qu'une condamnation ne soit rendue. Le travail le plus courant dans ma section consistait à enfiler les fils coulissant qui servent à fermer les paquets de coton. Cinquante sept ans plus tard je ne peux actionner ces deux fils sans sourire. Un petit étau maintenait un bloc de bois au rebord de la table, sur lequel était fixé parallèlement deux longues aiguilles à crocheter, leur fente dirigées vers le haut. D’un geste des deux mains on y coinçait un fil pré-coupé, puis on enfilait le sac de plastique vide le long des deux aiguilles, ce qui faisait coulisser le fil de coton à l’intérieur, après un nœud des deux bouts, du même geste sec on fixait le deuxième fil dans les fentes. Il ne restait plus qu'à tirer le sac hors des aiguilles, ce qui faisait coulisser le deuxième fil dans l’interstice de fermeture, un deuxième nœud et s’était joué. Jouer est le bon terme, nous devions en faire un nombre invraisemblable par jour, je n’ai jamais su faire vite, je jouais et mon retard journalier comptabilisé pris vite des proportions ridicules. Il y eut aussi un autre travail, sympa. Les tables avaient été arrangées différemment, nous devions remplir des boîtes de métal avec des pâtes de fruits. Immédiat concours silencieux à celles qui en mangeraient le plus. L’expérience ne dura que quelques jours et la corvée des sacs reprit.

Je fus aussi envoyée pour travailler, bien sûr dans le bâtiment, mais à quelques mètres hors de l’enceinte de ma section dans une buanderie pour draps d’hôtel. J’étais au repassage pliage. Deux rouleaux tournaient, un peu plus longs que la largeur d’un grand drap, une fille à chaque bout avec en main un côté du drap. Il fallait le faire passer entre les deux rouleaux avec parfaite synchronisation du geste, sinon le drap se mettait en travers et il fallait démonter un rouleau pour le décoincer. Non je ne me suis pas amusée à le coincer, étrangement j’aimais ce travail qui activait le corps entier dans une danse précise. Une fois le drap passé, on le récupérait parfaitement repassé sur une sorte de longue table basse faite d'une matière glissante. C’était alors la danse tout aussi précise et en gestes comptés du pliage à deux, vite apprise le premier jour. Je n’y suis pas restée longtemps, assez pour un jour me permettre un coup d’œil curieux derrière une double porte vitrée à espagnolette et aux vitres dépolies, proche de la buanderie. Elle donnait directement sur le même terrain extérieur que les murs de briques de notre cour de récré. J’ai remarqué sans savoir qu'un jour cela me servirait, que le battant ouvert dans la journée, fermait à clef vers 17h. 

À mon arrivée dans la section, le premier jour dans la cour, une cheffe vint me chercher bagarre, sans doute le droit de passage. Elle s'approcha très près en me criant dessus, je ne bougeais pas d'un pas. Ce n'était pas du courage, c'est une réaction automatique face à une agression physique imminente. Mon enfance solitaire l'a installée en moi je peux même dire à mon insu. Ça se passe en deux temps, en un premier temps ma vision se trouble, mon corps se fige, ma tête se vide autant d'émotion que de pensée, puis si le contact physique se fait, ne serait-ce qu'une main sur mon bras, un diable que je ne contrôle pas sort de la boîte! La fille a dû sentir que ça allait mal se passer. Elle a laissé tomber. Sans le savoir je venais de me gagner le respect de toute la section y compris celui de…la pionne et donc la paix. Chose importante comme j'ai pu le constater durant le séjour, disputes, bagarres, chamailleries, conspirations, tensions de toutes sortes agitaient en permanence la section, alors qu'on me laissait une paix royale. J'ai tout de même rendu deux visites à un endroit délétère, ironiquement nommé " Biarritz". Sans fenêtre, un matelas nu au sol et une couverture militaire, couverts de souillures immondes, un repas par jour pris au sol et un seau.... On m'a ri au nez lorsque j'ai demandé de quoi nettoyer. Le matelas roulé contre le mur, en grimpant dessus et poussant au max sur la pointe des pieds, on pouvait apercevoir en contre-bas par une minuscule ouverture grillagée, la cour d'une autre section. Je ne sais pas comment j'appris que c'était la section des " putes". Elles passaient devant la porte pour aller à leur dortoir. On a échangé quelques mots et oh merveille de solidarité, on m'a passé sous la porte plusieurs fois une cigarette avec bout de grattoir et allumettes. Solidarité méritée car c'est justement par solidarité que les deux fois je m'y était retrouvée.

La première fois il avait été décidé durant la récré après le déjeuner, par une majorité de filles, de faire grève. On ne travaille plus, c'était le mot d'ordre. De retour devant sa table de travail, après des menaces de privation de cigarettes (la majorité fumait et nous avions droit à une cigarette le jeudi. Carotte hebdomadaire de chantage, peu y parvenaient) toute la classe s'était remise à passer les fils aux sacs, je ne bougeais pas. Cette grève me convenait, j'assumais seule. La sœur réalisant que je n'avais pas repris le travail, vint vitupérer debout devant moi et là, horreur j'endommageais l'outil de travail en tordant vers l'extérieur les deux aiguilles parallèles. Première visite à Biarritz, je n'y restais pas longtemps 2 ou 3 jours ?

La deuxième visite fût plus longue car je devais faire des excuses pour en sortir. Le drame s'était passé à un repas où oh sublime exception, nous avions de la glace en dessert. Il s'agissait de plusieurs boîtes de glace en forme de gâteau (une donation?) La pionne effectua des portions totalement inégales. Ma table bien servie, ne pipait mot, mais plusieurs autres vocalisèrent leur désaccord. Alors elle désigna une des râleuses pour partager entre nous un nombre inégal de biscuits (tout autant un événement). Je finis par me lever et insulter la pionne et toute la salle. Je ne me souviens pas du discours, mais c'était au sujet de ses manœuvres. Elle nous divisait pour mieux nous contrôler et ça marchait. Les termes devaient être durs car la surveillante partit en pleurant. La mère (il y avait une hiérarchie dans l'autorité : tout en bas la pionne, une femme de l'extérieur, puis la sœur habillée comme une infirmière des années 40, mais en bleu marine et tout en haut trônait (une par section) la mère de noir et blanc vêtue, avec force voile, tissus flottants et bruit de clés à son pas) La mère arriva me somma de la suivre, deuxième visite à Biarritz. Elle me signala que je n'en sortirai qu'en demandant à faire des excuses. Une dizaine (?) de jours passèrent (c'était sans doute durant ce séjour que je reçus les dons de cigarettes), on s'inquiéta. L'endroit était insalubre. On m'en sortit pour rencontrer la psychologue. Je lui racontais l'histoire du partage de glace et de biscuits, je ne l'entendis pas me donner tord. Elle tentait seulement de me faire entendre raison, me disant qu'il fallait que je sorte de là. Elle insistait pour les excuses et nous avons fini par trouver un accord : j'allais écrire un mot d'excuse à condition que la surveillante le lise à voix haute à l'heure du repas. J'écrivis simplement ' Je m'excuse de vous avoir insultée en publique'. Cette formulation ne revenait pas sur ce que j'avais exprimé, mais le fait de l'avoir fait en public. Cela suffit et je réintégrais la section. J'appris par ma copine, la seule codétenue en qui j'avais confiance, qu'elle avait lu mes excuses, mais pas ce que j'avais écrit. Je ne me souviens plus du nom de cette copine. Elle avait un prénom un peu vieillot, je vais l'appeler Jeanne car elle a son rôle dans mon évasion.

Avant de passer à l'exécution de mon plan d'évasion, une magnifique occasion me fut offerte. La mère m'avait fait appeler, elle me présenta un essai que l'on allait tenter avec moi pour la première fois. Deux étudiantes, sans doute de bonnes catholiques s'offraient en bénévoles pour sortir une journée avec une mineure prisonnière. La mère précisa, insistant fortement sur ce point, que si je m'échappais, plus jamais cette possibilité ne serait offerte à d'autres. Pas bête la mère, elle me menait par le bout de mon orgueil. Ainsi je sortis entre deux étudiantes de je ne sais plus quelle grande école. L'une dit à l'autre en parlant de moi, juste à côté : " elle est intelligente!" sur un ton franchement idiot, moi je les trouvais cruches. Filer à l'anglaise aurait été tellement facile. Nous avons pris un pot sur les Champs, puis nous sommes allées voir les Parapluies de Cherbourg.

Ce fût par mes propres moyens que je faussais compagnie très peu de temps après cette sortie et jamais je ne sus si l'expérience fût renouvelée. Mais je suis certaine que cela n'a pas pu durer longtemps, peu des détenues auraient été sensibles à l'argument présenté par la religieuse. Mon idée était de faire une première tentative d'évasion loupée, pour le deuxième coup diriger les recherches dans une mauvaise direction. Le grand mur que je devais passer j'en avais beaucoup entendu parler. Très haut, mais le terrain étant irrégulier, un peu moins haut ici et là, lisse avec des tessons de bouteilles plantés dans l'épaisseur du haut. Les fugueuses se faisaient prendre à son pied. Certaines avaient pensé à se cacher sur le terrain, pour essayer de le grimper plus tard. Elles ont été retrouvées, souvent dans la cachette elle-même. Un drame aussi, une qui pour éviter le mur avait tenté de grimper un très haut portail métallique et s'était faite prendre, blessée sur les pointes du haut.

Instinctivement on s'enfuit toujours dans la direction où l'on veut partir, c'est donc là qu'on vous cherche. Mon idée était contraire à cette logique, j'allais me cacher à l'intérieur, entre les murs. La première tentative loupée devait diriger les recherches vers l'extérieur. À la deuxième, quand tout le monde serait endormi, je sortirai de ma cachette et regagnerai ma section. Le mur de la cour, pas très haut, deux chaises du réfectoire suffiraient, et en faire passer trois autres par dessus pour affronter le véritable et dernier obstacle…et faire le mur ! Jeanne était dans le secret. Elle ne voulait pas partir, car sa peine touchait à sa fin, elle serait bientôt libérée. Elle me fournit une cache à Paris, par son frère, dans le 12ème. Elle insistait pour que je reste un mois dans un quartier que je n'avais jamais fréquenté. Elle pouvait avoir raison, j'acceptais l'idée.

Je n'envisageais aucune conséquence. Avant de commencer je voulais réussir, mais louper m'était un peu égal. C'est la curiosité qui me tenait, que valait mon idée ? L'ennui mon fidèle compagnon avait disparu. Je me suis vraiment amusée en cherchant comment réaliser ce plan. Une sorte de jeu de piste, la curiosité en alerte constante. Un soir que nous montions au dortoir, la mère s'absenta, nous faisant attendre dans l'escalier. Ce fût l'occasion de grimper vite fait, voir ce qu'il y avait plus haut. L'escalier terminait au quatrième face à une porte. Je l'ouvrais, c'était les combles sous une charpente de toiture pointue. Je regagnais les rangs sans être vue. L'endroit était éloigné d'une sortie, je tenais la cachette parfaite. Vu la proximité de notre porte de sortie avec l'escalier, il serait très facile aussi bien d'y accéder, que la nuit de rejoindre ma section. Jeanne voulut m'accompagner pour la première fausse tentative. Nous démarrions après 17h sans avoir à être discrètes, mais ne pas se faire prendre avant d'atteindre la double porte près de la buanderie qui à cette heure serait fermée. En fait les deux battants s'ouvrirent facilement, les secouant un peu tout en tournant l'espagnolette et personne n'arrivait. Je me mis à faire un bouquant du diable pour qu'on nous entende, nous étions mortes de rire. Enfin une garde arriva à l'angle du couloir et fonça sur nous. Nous pouvions courir dehors. Nous arrivâmes près d'une sorte de porte de grange. Je me souviens d'une couleur rouge orangé, je me bloquais contre elle en position de faire la courte échelle. Jeanne compris et joua le jeu, toujours mortes de rire. On nous prit donc sur le fait de vouloir nous cacher dehors.

La première partie s'était déroulée comme prévue. Nous n'avions pas l'air sérieuses, la mère nous fit un peu de morale, et une gardienne nous emmena voir une immense cage grillagée en nous assurant que ces deux molosses bavant à notre approche, étaient lâchés toutes les nuits dans la propriété. Cela aurait dû me refroidir car j'ai une peur bleue des chiens. Mais comme je l'ai dit, ce sont mes idées qui me mènent par le bout du nez, pas mes émotions. À ce stade il n'était plus du tout question que j'échoue, une fois lancée, je n'arriverai plus à m'arrêter. Pour que cette fausse tentative garde toute son efficacité il fallait que je passe rapidement à la deuxième. J'allais cette fois démarrer avant 17h, afin de faire croire que je choisissais cette heure pour trouver la double porte ouverte et ainsi diriger définitivement les recherches vers l'extérieur. C'était du perfectionnisme. Il avait été plus facile de tromper la surveillance après 17h, plus tôt nous étions encore en horaire de travail. J'avais décidé de tenter vers la fin de la pause du déjeuner, lorsque nous étions toutes, y compris la pionne, dans la cour de récréation. Il me fallait une excuse pour en partir. Je laissais passer une journée durant laquelle pendant une récréation, en montant sur la cuvette des toilettes je déplaçais hors de sa fente la petite barre métallique perpendiculaire, ce qui allait bloquer la chasse d'eau. Le lendemain les toilettes étaient pleines à ras bord. La petite sœur était de surveillance. Vers la fin de la récréation je lui demandais d'utiliser les toilettes de la salle de travail, celles de la cour étant bouchées. Après vérification elle fût d'accord, mais m'accompagna. En traversant le réfectoire je la plaisantais sur le ton de " Tout de même vous ne pensez pas que je vais recommencer aujourd'hui!" Arrivées dans la salle de travail elle resta au bureau sur l'estrade, je continuai vers le fond où se trouvait les toilettes. Je laissai la première porte entre ouverte, pour la surveiller et choisir le bon moment. Elle s'était dirigée vers le placard, celui à côté du tableau, fermé à clé, où étaient gardées les cigarettes du jeudi. Je tirais alors la chasse d'eau, puis ouvrait le robinet du lavabo. Elle tournait toujours le dos, je me glissais d'une porte à l'autre. J'allais me précipiter dans les escaliers, lorsque (et ce n'est pas pour le suspens, ça s'est vraiment passé comme ça) je tombais sur la mère qui avait dirigé le travail pâtes de fruit. Elle s'arrêta pour me dire bonjour. Je lui dis que je travaillais à la buanderie et fis semblant de m'y diriger. Je n'en menais pas large, la sœur allait remarquer mon absence d'une minute à l'autre. La mère-pâtes-de-fruits partit enfin dans l'autre direction possible, la bonne pour moi. Alors je fonçais dans les escaliers le plus légèrement possible et me trouvais sans autre obstacle sous les combles.

J'étais dans un intense état d'excitation. J'essayais de rester cachée, mais je n'arrivais pas à tenir en place et je parcourais le grenier de long en large. Une suite de portes à égale distance donnait sur d'autres escaliers. J'étais si perturbée que je confondis les portes et paniquais en trouvant la porte par laquelle je croyais être arrivée, fermée à clé. Quelqu'un serait venu la fermer ? Je ne sais comment à présent expliquer la présence d'une lime à ongle de métal sur moi, j'étais très attachée à mes ongles longs, mais était-ce permis? Ou bien faisait-elle partie des quelques affaires que j'avais réussies à réunir en vue du départ? Le souvenir de la difficulté pour m'en servir à dévisser les visses de la gâche, lui reste intacte, j'ai bien cru ne jamais y arriver. Et me rendre compte une fois la porte ouverte qu'elle ne donnait pas sur l'escalier de mon dortoir. La porte suivante était la bonne et pas de serrure à démonter, elle s'ouvrait bien sur le bon escalier. L'effort fastidieux avait un peu diminué mon agitation. La toiture était basse et je parvenais à toucher le bord d'un vasistas. Il y avait un lot d'ardoises, une seule pile ne suffit pas à mon équilibre, je fis trois piles pour m'y maintenir confortablement. Le temps passé à trouver le bon arrangement termina de me calmer. Bien installée sur les ardoises empilées, les bras appuyés sur le bas du vasistas, amusée je suivais les recherches. Je ne voyais pas la propriété, mais à en juger par le boucan qu'ils faisaient, pas mal de gens étaient sur l'affaire. Il y avait aussi l'aboiement des chiens mais je parvins à écarter toute pensée à leur sujet. Je n'apercevais qu'un peu du terrain précédent le mur, vu d'ici pas si intimidant et de l'autre côté, le toit d'une camionnette de la gendarmerie qui durant ses premiers tours avait activé sa sirène, puis continua sa ronde jusqu'à la nuit tombée en silence. Les phares aussi disparurent et je ne vis plus que les étoiles. Une cloche au loin marquait les heures, je décidais de ne pas descendre avant deux heures du matin. Heure peu éloignée de l'aube et bien avancée dans le sommeil. Il me restait la crainte de trouver la porte de ma section fermée à clé, celle donnant ensuite sur la cour n'était pas un problème, encore une porte à espagnolette et à double battants, facile à forcer.

La chance me sourit, un peu après deux heures, je descendais sur la pointe des pieds pour éviter tout grincement du bois et je trouvais la porte de ma section, ouverte. Une belle émotion en pénétrant le lieu désert. Je m'habituais à la faible lumière nocturne, puis j'allais récupérer un filet à provision caché quelques jours plus tôt dans un cagibi servant à ranger balais et matériel de nettoyage. Mon ballot contenait un rechange, dont un pantalon. Je l'enfilai mais impossible de le fermer j'avais énormément grossi. En arrivant dans la section, bien qu'encore loin de la mode mini jupe, (le port du pantalon était interdit) j'avais remarqué que toutes les filles étaient boudinées dans des robes et jupes bien au-dessus du genou. Nous grossissions d'une façon anormale, peut-être du à l'ajout de bromure, potion calmante des prisons. Il me fallu faire avec car je ne me voyais pas réussir à faire le mur en jupe. Un petit imperméable de nylon bleu-marine cacherait les dégâts. Puis je découpais plusieurs torchons, je passais un bon moment à m'en faire des bandages bien en place pour me protéger la paume des mains et les avants bras. Avant d'entreprendre la phase d'escalades, il me restait une tâche réjouissante à accomplir. Je forçais le placard à cigarettes. Je me gardais une cartouche et éventrais les autres pour une grande distribution générale de cigarettes. Je gâtais spécialement la place de Jeanne. Bien sûr il y aurait une tentative pour les récupérer, mais avec une telle abondance, beaucoup ne le seraient pas. Je m'étais imaginée le faire tant de fois en riant intérieurement, qu'en pleine distribution je fus prise d'un fou rire incontrôlable, une sorte d'ivresse. Je devais aussi laisser une signature qui choque et fasse rire. Toujours secouée par le fou rire j'écrivis en grandes lettres au centre du tableau noir :"J'ai pissé dans les plantes". Il y avait de pauvres rogatons empotés, autant oubliés que nous l'étions, je m'exécutais pour de bon, il fallait que ce soit vrai!

Je n'eus pas à forcer la porte donnant sur la cour, elle était également ouverte. Je me chargeais de trois chaises du réfectoire. Deux chaises l'une sur l'autre me permirent de faire passer la troisième par dessus le mur de brique. Il devait y avoir de l'herbe haute car son atterrissage ne fit qu'un bruit feutré. Par contre mes pas sur le gravier de la cour résonnaient bruyamment dans le silence nocturne. Pour mes allers et venues, avant de poser le pied, de la pointe je faisais un petit trou pour avancer en silence. Les fenêtres du dortoir et aussi celle de la chambre de la mère, donnaient de ce côté. Après je ne sais plus quelle occasion, restaient dans le fond de la cour deux tréteaux, je leur faisais suivre le chemin de la première chaise et allais en chercher deux autres, même destination. Je grimpais enfin le premier mur sans difficulté. J'avais passé trop de matériel, impossible de tout transporter. Je laissais une chaise et partais avec un tréteau passé sur chaque épaule et une chaise accrochée à chaque bras. La marche était difficile, mais il me semblait que trop de temps s'était écoulé et bêtement j'essayais de courir. Ce fût une chute bruyante. Je restais immobile, tétanisée en attente des chiens. Rien ! Si Biarritz était jugé insalubre pour y laisser une ado trop longtemps, on ne lui faisait sans doute pas non plus courir le risque d'être déchiquetée par des chiens. Un vrai bonheur !

Arrivée au mur, impossible de faire tenir les tréteaux l'un sur l'autre. Pas plus la deuxième chaise sur la première, elle-même déjà en équilibre sur ses barreaux en travers d'un tréteau. Deux chaises l'une sur l'autre ne suffisait pas. L'unique alternative fut donc une chaise sur un tréteau. Il me faut ouvrir une parenthèse, peut-être vous fera-t-elle sourire, mais pour moi à cette époque c'était un élément important de ma réalité. À 12 ans en rejet de la religion catholique, j'inventai la mienne. C'était sérieux : je me rebaptisais Judith, inventais une écriture et remplaçais l'effigie sanguinolente du Christ par le splendide Antinoüs. Je ne vais pas m'étendre sur ce grand changement d'horizon. Quelque soit sa croyance, le croyant tire une force intérieure de sa foi. À 17ans mon dieu n'avait jamais quitté mon côté. La solitude avait intensifié sa présence. Je croyais dur comme fer qu'il était ma force. Hors à ce moment au pied du mur, Antinoüs était passé le premier de l'autre côté et lorsque mon baluchon l'avait rejoint, une grande part de moi avait déjà franchi l'obstacle, je ne pouvais pas ne pas réussir à le passer. Chaque échec m'apprenait comment m'y remettre et pas un instant durant cet exercice de cirque je n'ai douté d'y parvenir. Je devais arriver à me hisser sur la chaise en équilibre sur le tréteau, puis de là en faisant ventouse contre le mur, par petits à-coups redresser le corps. Une fois droite, en douceur avec un appel de la pointe des pieds exécuter un mini saut très contrôlé afin d'atteindre l'épaisseur du mur pour m'accrocher aux tessons de bouteilles. Je visais deux tessons assez grands et arrondis pour ne pas avoir à les saisir par la pointe. Je me blessais légèrement, les bandages avaient été une super idée. Il y eut plusieurs chutes, sitôt à terre, sitôt debout, je replaçais mon mini échafaudage et repartais pour l'ascension.

Enfin debout sur le mur en équilibre sur le verre, le sentiment de victoire ne fût pas long. Le mur était beaucoup plus haut de l'autre côté, c'est à dire le sol beaucoup plus bas. Il n'était pas question de sauter. Un peu plus loin je repérais un poteau électrique. Il était à une distance raisonnable du mur, ce saut là me semblait réalisable, malgré le fil de fer barbelé enroulé sur une trentaine de centimètres. Eux aussi avaient tout envisagé! Je tentais le tout pour le tout comme on dit. Je réussissais le saut, puis après avoir bagarré avec le barbelé, j'arrivais en bas, le ventre écorché et le pantalon déchiré. Je me libérais des bandages, m'en servant pour essuyer les blessures, somme toute, superficielles. Mains dans les poches, l'imperméable bleu me rendait une allure neutre. Je marchais le long de la nationale menant à Paris. Je me jetais dans le fossé à l'approche de chaque voiture, peu nombreuses à cette heure. Heureuse dans la fraîcheur matinale, le jour se levait. Après tout ce que je venais d'accomplir avec succès une peur irrationnelle m'envahit à l'approche d'énormes pilonnes de lignes à haute tension. Une sorte de vrombissement s'en dégageait. Je dus me faire violence et courir à toute allure pour passer sous elles.

J'arrivais porte d'Italie. Le trafic était stoppé par plusieurs cars de police, simple coïncidence, un camion avait défoncé la chaussée. Avec l'adresse de son frère, Jeanne m'avait donné un peu d'argent et un ticket de métro. La station où je devais me rendre était Daumesnil. Je ne garde qu'un vague souvenir de la rencontre avec le frère. Elle fût brève, la situation ne l'enthousiasmait pas. Il me fit entrer dans un petit appartement situé à l'étage au dessous du sien, qu'il habitait avec je crois femme et enfant. Les volets resteraient fermés car personne ne devait soupçonner ma présence. À l'exception de la cuisine donnant sur une petite cour sombre, j'allais passer presque 3 semaines, seule dans la pénombre, mais toutes fenêtres ouvertes. Dehors la rue était bruyante et ce bruit créait l'illusion d'une compagnie. Le frère, à l'imprévu et en coup de vent, m'apportait de quoi manger chaque jour…peu, j'allais rapidement retrouver ma ligne. Il me proposa une activité rémunérée, peindre des petits santons de terre cuite. Il fournissait couleurs et pinceaux, mon atelier était la table de cuisine. Travail fastidieux et mal payé, mais j'étais logée et nourrie, il était normal qu'il prit sa part. Et puis ça m'occupait tout en me laissant un petit pécule. Jeanne avait décidé un mois entier, mais c'était l'été, un soleil intense vibrait au travers de volets. Je n'en pouvais plus et je partais un peu avant. Je ne revis jamais Jeanne.

Épilogue

C'était le 14 juillet, Je retrouvais le village en fête. J'arrivais dans l'après-midi place de la Contrescarpe. Il y avait des lampions accrochés en couronne autour des arbres. Pendant longtemps cette place n'a eut ni chaînes, ni fontaine, seulement une petite place pavée quelques arbres où campaient des clochards. On avait monté une grande estrade de bois de sapin clair pour l'orchestre qui allait être celui des Beaux-Arts. Je ne m'étais pas risquée jusqu'à la Maison Pour Tous, assise sur un coin des planches, je regardais arriver les premiers curieux. Un grand type barbu portant chapeau melon sur une chevelure bouclée, traversa la place, nos regards s'accrochèrent un instant. La oum-pa-pa, musique de la fanfare des Beaux-arts, ne se dansait pas forcément avec un cavalier, on sautait, faisait cercles, des chaînes. Un bel hasard ramena le porteur du melon devant moi, la surprise nous fit rire.

On peut se tromper pour choisir un dépuceleur, il ne s'agit pas de sentiment mais d'une sorte de manutention, mais pour l'amitié… mon instinct n'allait pas me tromper. Cette rencontre donna une nouvelle direction à ma vie. Ils étaient quatre copains, deux étudiants en langues, slave et japonais et deux mathématiciens dont un assistant de cours, et un autre jeune, chercheur au CNRS fraîchement sorti de polytechnique. Mon histoire les sidéra, ils devinrent mes anges gardiens. Nos années de discussions à n'en plus finir m'ouvrirent des horizons entiers de découverte. Un avocat contacté par la mère de l'un d'eux, m'aida à légaliser ma situation. Ce pourrait être un nouveau récit car contrairement à ce que j'avais pensé, cela se révéla une épreuve désagréable et compliquée. BilBille directeur à l'époque de la Mouff' (autre nom de la Maison Pour Tous) et sa collègue Mademoiselle Lespinasse, firent aussi beaucoup pour m'aider. Entre autre ils envoyèrent des lettres élogieuses à mon sujet au tribunal, qui firent dire ironiquement au juge « Ça mène loin le dynamisme ! » Hé oui il avait raison, ça mène loin !

Jude Dhouailly Petroff

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